Lettre 1

Sur l’emploi du temps Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains1. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière ; tout l’espace franchi est à elle2. ...

Lettre 24

Craintes de l’avenir et de la mort. – Suicides par dégoût de la vie. Tu es inquiet, à ce que tu m’écris, sur l’issue d’un procès qu’un ennemi furieux te suscite, et tu comptes que je t’engagerai à mieux augurer de ta cause et à reposer ta pensée sur la chance qui te flatte le plus. Car est-il besoin d’aller au-devant de maux qui se feront sentir assez vite, d’anticiper sur leur venue et de perdre le présent par crainte de l’avenir ? Il y a certainement folie, parce qu’on sera un jour malheureux, de l’être dès à présent ; mais je veux te mener à la sécurité par une autre voie. Veux-tu dépouiller toute sollicitude ? quelque événement que tu appréhendes, tiens-le pour indubitable ; petit ou grand, mesure-le par la réflexion et fais le tarif de tes craintes, tu verras certes que la cause est bien frivole ou bien passagère. Si pour t’enhardir il faut des exemples, ils ne seront pas longs à recueillir : chaque siècle a eu les siens. Sur quelque époque de l’histoire ou nationale ou étrangère que tu portes tes souvenirs, tu trouveras des caractères grands par l’étude, ou par l’élan de leur nature. Peut-il t’arriver, si l’on te condamne, une peine plus cruelle que d’être envoyé en exil, ou conduit à la prison ? Peut-on craindre pis que le bûcher, qu’une mort violente ? Représente-toi chacune de ces épreuves, puis évoque ceux qui les bravèrent : tu auras moins à chercher qu’à choisir. Rutilius reçut sa condamnation en homme qui n’y voyait de déplorable que l’injustice de l’acte. Métellus supporta l’exil avec fermeté, Rutilius avec une sorte de joie. L’un fit à la République la concession de son retour ; l’autre refusa le sien à Sylla auquel alors on ne refusait rien. Socrate disserta dans sa prison ; il pouvait fuir, on lui offrait de le sauver, il ne le voulut pas et resta, pour ôter aux hommes leurs deux grandes terreurs, qui sont la mort et la prison. Mucius plongea sa main dans les feux. Le supplice du feu est cruel, combien plus cruel pour qui se fait tout ensemble le bourreau et le patient ! Voilà un homme étranger à la science, qui n’est armé d’aucun précepte contre la mort ou la souffrance et qui, fort de son seul courage de soldat, se punit lui-même d’avoir manqué son entreprise. Il regarde sa main se fondre au brasier de Porsenna, et il tient ferme, et il ne retire ces os dépouillés et cette chair fluide que quand le réchaud lui est enlevé par l’ennemi. Il eût pu agir dans ce camp avec plus de bonheur, non avec plus d’héroïsme. Vois combien le courage est plus ardent à voler au-devant des épreuves que la barbarie à les lui imposer. Il fut plus aisé à Porsenna de pardonner à Mucius son projet homicide qu’à Mucius de se pardonner son insuccès. ...