Craintes de l’avenir et de la mort. – Suicides par dégoût de la vie.
Tu es inquiet, à ce que tu m’écris, sur l’issue d’un procès qu’un ennemi furieux te suscite, et tu comptes que je t’engagerai à mieux augurer de ta cause et à reposer ta pensée sur la chance qui te flatte le plus. Car est-il besoin d’aller au-devant de maux qui se feront sentir assez vite, d’anticiper sur leur venue et de perdre le présent par crainte de l’avenir ? Il y a certainement folie, parce qu’on sera un jour malheureux, de l’être dès à présent ; mais je veux te mener à la sécurité par une autre voie. Veux-tu dépouiller toute sollicitude ? quelque événement que tu appréhendes, tiens-le pour indubitable ; petit ou grand, mesure-le par la réflexion et fais le tarif de tes craintes, tu verras certes que la cause est bien frivole ou bien passagère. Si pour t’enhardir il faut des exemples, ils ne seront pas longs à recueillir : chaque siècle a eu les siens. Sur quelque époque de l’histoire ou nationale ou étrangère que tu portes tes souvenirs, tu trouveras des caractères grands par l’étude, ou par l’élan de leur nature. Peut-il t’arriver, si l’on te condamne, une peine plus cruelle que d’être envoyé en exil, ou conduit à la prison ? Peut-on craindre pis que le bûcher, qu’une mort violente ? Représente-toi chacune de ces épreuves, puis évoque ceux qui les bravèrent : tu auras moins à chercher qu’à choisir. Rutilius reçut sa condamnation en homme qui n’y voyait de déplorable que l’injustice de l’acte. Métellus supporta l’exil avec fermeté, Rutilius avec une sorte de joie. L’un fit à la République la concession de son retour ; l’autre refusa le sien à Sylla auquel alors on ne refusait rien. Socrate disserta dans sa prison ; il pouvait fuir, on lui offrait de le sauver, il ne le voulut pas et resta, pour ôter aux hommes leurs deux grandes terreurs, qui sont la mort et la prison. Mucius plongea sa main dans les feux. Le supplice du feu est cruel, combien plus cruel pour qui se fait tout ensemble le bourreau et le patient ! Voilà un homme étranger à la science, qui n’est armé d’aucun précepte contre la mort ou la souffrance et qui, fort de son seul courage de soldat, se punit lui-même d’avoir manqué son entreprise. Il regarde sa main se fondre au brasier de Porsenna, et il tient ferme, et il ne retire ces os dépouillés et cette chair fluide que quand le réchaud lui est enlevé par l’ennemi. Il eût pu agir dans ce camp avec plus de bonheur, non avec plus d’héroïsme. Vois combien le courage est plus ardent à voler au-devant des épreuves que la barbarie à les lui imposer. Il fut plus aisé à Porsenna de pardonner à Mucius son projet homicide qu’à Mucius de se pardonner son insuccès.
« On est rebattu, vas-tu dire, dans toutes les écoles de ces histoires-là. Puis quand viendra l’article du mépris de la mort, tu nous raconteras Caton. » Et pourquoi ne raconterais-je pas la dernière veillée du grand homme lisant le livre de Platon, son épée sous son chevet, double ressource dont il s’était muni pour les cas extrêmes ? l’une lui donnait la volonté, l’autre le moyen de mourir. Donc ayant mis aux affaires de la République tout l’ordre qu’on peut mettre à des débris et à des ruines, il crut ne devoir laisser à personne la faculté de tuer Caton ou l’honneur de le sauver, et, tirant cette épée qu’il avait jusqu’à ce jour conservée pure de sang humain, il s’écria : « Tu n’as rien gagné, ô Fortune, à traverser toutes mes entreprises ; jusqu’ici ce n’est pas pour mon indépendance, c’est pour celle de tous que j’ai combattu. Ce que j’ai voulu si opiniâtrement, ce n’était pas de me rendre libre, mais de vivre au milieu d’hommes libres : maintenant que le salut du monde est désespéré, Caton va assurer le sien. » Et il pesa de tout son corps sur la pointe meurtrière. La plaie bandée par les médecins, il a perdu de son sang et de ses forces, mais point de son courage ; ce n’est plus à César seul, c’est à lui-même qu’il en veut ; il plonge ses mains désarmées dans sa blessure, et son âme généreuse, impatiente de tout despotisme, il ne la fait pas sortir, il la jette dehors.
Je n’entasse point ici les exemples comme exercice d’imagination, mais pour t’aguerrir contre ce qui paraît le plus terrible à l’homme. Plus aisément réussirai-je, si je te montre que les gens de cœur ne sont pas les seuls qui subirent avec indifférence cette crise où s’exhale notre dernier souffle ; que des hommes d’ailleurs pusillanimes ont égalé en cela les plus intrépides. Témoin le beau-père de Pompée, Scipion, qui, rejeté sur l’Afrique par un vent contraire, et voyant son navire au pouvoir de l’ennemi, se perça de part en part avec son épée, et à cette demande : « Où est le général ? » répondit : « Le général est en lieu sûr. » Ce mot a fait de lui l’égal de ses pères, et n’a point permis que la gloire prédestinée aux Scipions en Afrique s’interrompît en sa personne. Il était beau de vaincre Carthage ; vaincre la mort fut sublime. Le général est en lieu sûr ! Un général, et le général de Caton, devait-il mourir autrement ? Je ne te renvoie point aux récits de l’histoire et ne relèverai pas de siècle en siècle la liste si longue des contempteurs de la mort : jette les yeux sur notre époque même, accusée par nous de mollesse et de sensualité, tu verras des hommes de tout rang, de toute condition, de tout âge, qui ont coupé court au malheur par le suicide. Crois-moi, Lucilius, loin que le trépas soit à craindre, nous lui devons de ne plus craindre rien. Entends donc sans alarme les menaces de ton ennemi ; et quoique ta conscience te rassure, comme parfois, en dehors de la cause, bien des influences prévalent, tout en espérant pleine justice, prépare-toi à la plus criante iniquité. Mais avant tout souviens-toi d’ôter aux choses leur fracas, de voir ce que chacune est en soi : tu n’y trouveras d’effrayant que ta propre terreur. Ce que tu vois arriver aux petits enfants, nous l’éprouvons, grands enfants que nous sommes : ils ont peur des personnes qu’ils aiment, auxquelles ils sont faits, qui jouent avec eux, s’ils les voient masquées. Ce n’est pas seulement aux hommes, c’est aux choses qu’il faut enlever tout masque et rendre leur vrai visage. Pourquoi ces glaives et ces feux dont tu me menaces et ton cortège de bourreaux frémissants ? Écarte cet attirail qui te cache et qui terrifie l’insensé. Tu n’es que la mort ; et hier mon esclave, ma servante te bravaient. Quoi ! encore tes fouets, tes chevalets que tu m’étales en grand appareil, et tes instruments de torture adaptés chacun à chaque jointure de mes membres, et tes milliers d’autres machines pour déchirer l’homme en détail ! Laisse là ces épouvantails, fais taire ces gémissements, ces accents de douleur, l’horreur de ces cris qu’arrachent les supplices. Tout cela n’est que la douleur dont tel goutteux ne se met pas en peine, qu’un mauvais estomac endure au sein des orgies, que supporte une faible femme dans l’enfantement. Douleur légère si je la puis souffrir, qui passe vite si je ne le puis pas. Médite ces vérités mille fois entendues, mille fois répétées par toi : mais les as-tu franchement entendues, franchement répétées ? que les effets le prouvent. Car le plus honteux reproche est celui qu’on nous fait d’avoir une philosophie de paroles, non d’actions. Eh quoi ! sais-tu d’aujourd’hui seulement que la mort, que l’exil, que la douleur planent sur toi ? C’est pour tout cela que tu es né. Pensons que tout ce qui peut arriver arrivera : ce que je te recommande là, je suis sûr que tu l’as fait. Je te recommanderai maintenant de ne point abîmer ton âme dans les soucis de ce procès ; elle s’émousserait et aurait moins de vigueur au moment de se relever. Oublie ta cause pour celle où sont engagés tous les hommes, dis : « Je n’ai qu’un corps, mortel et fragile ; les sévices ou la violence de plus puissant que moi ne sont pas les seules douleurs qui le menacent ; ses plaisirs même se changent en tourments. Ses repas lui apportent l’indigestion ; l’ivresse, des engourdissements, des tremblements de nerfs ; l’incontinence lui contourne les pieds, les mains, toutes les articulations. Deviendrai-je pauvre ? je serai du grand nombre. Exilé ? je me croirai né où l’on m’enverra. On me garrottera ? eh quoi ! suis-je maintenant sans entraves ? Ce corps est le bloc pesant où la nature m’a rivé. Je mourrai ? je cesserai, veux-tu dire, d’être en butte à la maladie, en butte aux geôliers, en butte à la mort. »
Il serait trop fade de reprendre ici le refrain usé d’Épicure : « Que la crainte des enfers est chimérique, qu’il n’y a point d’Ixion tournant sur sa roue, point de Sisyphe poussant de ses épaules un roc jusqu’au haut d’une montagne, point d’entrailles qui puissent renaître et se voir rongées quotidiennement. » Nul n’est assez enfant pour craindre un Cerbère, un royaume des ombres, et ces âmes squelettes marchant tout d’une pièce avec leurs ossements décharnés. La mort anéantit ou affranchit l’homme. Affranchi, la meilleure partie de son être demeure : son fardeau lui est enlevé ; anéanti, rien de lui ne reste : biens et maux, tout a disparu. Souffre qu’ici je rappelle un de tes vers, en t’invitant d’abord à reconnaître que tu l’as écrit pour toi-même aussi bien que pour les autres ; car s’il est honteux de dire une chose et de penser le contraire, combien ne l’est-il pas plus d’écrire autrement qu’on ne pense ? Je me souviens qu’un jour tu développais cette idée que l’homme ne tombe pas tout d’un coup dans la mort, qu’il s’y achemine pas à pas, que nous mourons chaque jour, car chaque jour nous dérobe une portion de vie, et alors même que nous croissons, la somme de nos années décroît. La première enfance nous a échappé, puis le second âge, puis l’adolescence ; y compris hier, tout le temps écoulé n’est plus, et ce jour même que nous vivons nous le disputons pied à pied au néant. Comme ce n’est pas la dernière goutte d’eau qui vide la clepsydre, mais tout ce qui a fui précédemment, ainsi l’heure dernière, où nous cessons d’être, ne fait pas la mort à elle seule, mais seule elle la consomme. Alors nous arrivons au terme, mais dès longtemps nous y marchions. Ce qu’ayant esquissé, avec ta verve ordinaire et ces grands traits qui jamais toutefois ne pénètrent mieux que quand tu prêtes à la vérité ton langage, la mort c’est, disais-tu :
L’œuvre de tous nos jours, qu’un dernier jour achève.
Relis-toi plutôt que ma lettre, et il te sera démontré que cette crise redoutée par nous est notre dernière mort, mais n’est pas la seule.
Je vois où se portent tes yeux : tu cherches ce que j’ai enchâssé dans cette lettre, de quel homme j’y cite une parole généreuse, un utile précepte. La matière même que je viens de toucher me fournira mon envoi. Épicure ne gourmande pas moins ceux qui souhaitent de mourir que ceux qui en ont peur. « Il est ridicule, dit-il, de courir à la mort par dégoût de la vie, quand c’est notre manière de vivre qui nous fait courir à la mort. » Ailleurs encore : « Quoi de plus ridicule que d’invoquer la mort, quand tu as détruit le repos de ta vie par la crainte de mourir ! » Et ceci, frappé au même coin : « Telle est l’imprévoyance des hommes ou plutôt leur démence, que l’effroi de la mort pousse certaines gens à se la donner. » Quelle que soit celle de ces paroles que tu veuilles méditer, tu y puiseras force et courage pour subir la mort ou porter la vie. Car c’est double courage et double force qu’il nous faut pour ne pas trop aimer l’une, ni trop abhorrer l’autre. Lors même que la raison conseille d’en finir avec l’existence, ce n’est pas à la légère ni d’un mouvement brusque qu’il faut s’élancer. L’homme de cœur, le sage doit non pas s’enfuir de la vie, mais prendre congé. Et surtout gardons-nous d’une maladie qui s’est emparée de bien des gens, la passion du suicide. Car entre autres manies, cher Lucilius, il y a vers la mort volontaire une tendance irréfléchie de l’âme qui souvent saisit les caractères les plus généreux, les plus indomptables, comme aussi les plus lâches et les plus abattus : ceux-là parce qu’ils méprisent la vie, ceux-ci parce qu’elle les écrase. Il en est que gagne la satiété de faire et de voir les mêmes choses : vivre leur est non pas odieux, mais fastidieux : on glisse sur cette pente, poussé par la philosophie elle-même, quand on se dit : « Quoi ! toujours les mêmes impressions ! toujours me réveiller, dormir, me rassasier, avoir faim, avoir froid, avoir chaud ; rien qui finisse jamais ! Tout cela fait cercle et s’enchaîne, se fuit et se succède. La nuit chasse le jour, et le jour la nuit ; l’été se perd dans l’automne, l’automne est pressé par l’hiver que le printemps vient désarmer : tout ne passe que pour revenir. Rien de nouveau à faire, rien de nouveau à voir. De cette routine aussi naît à la fin le dégoût. » Pour plusieurs, ce n’est pas que la vie leur semble amère, c’est qu’ils ont trop de la vie.
Source https://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_%C3%A0_Lucilius/Lettre_24